Enfin remise de sa rencontre plus que malencontreuse avec un kincher, qui l'a clouée dans son hamac pendant plusieurs jours l'empêchant de se rendre à Crystabell à l'appel de Rhianwen, Paera déambulait doucement sur les pontons, traînant encore un peu une jambe raide et douloureusement gonflée, et admirant le paysage de la capitale tryker. Les éclairs d'un orage d'été projetaient de fantastiques couleurs sur les eaux du lac, le pourpre se mêlant aux bleus et aux verts dans un chatoiement de couleurs qui lui rappelait celui des vêtements lacustres ou exotiques portés par la foule.
Sa réclusion forcée l'avait coupée des événements, aussi décida-t-elle de clopiner vers le square de la Chambre du Conseil où l'on pouvait toujours glaner les dernières nouvelles des lacs, quand les rumeurs extérieures se propageaient plutôt aux alentours de la place Frogmore et des ambassades. La grande affaire du moment dont la rumeur publique s'enflait et bruissait était bien sûr l'assemblée de Crystabell. Les bribes de conversation entendues le long de son chemin ne faisaient que renforcer ses craintes. A leur habitude ses compatriotes discutaient, disputaient, ergotaient en fyrosseries incessantes sur ce qui avait été dit et ce qui ne l'avait pas été, sur qui avait parlé, à quel titre et à quelle place, sur les présence ou l'absence des uns ou des autres. Le compte-rendu affiché sur le panneau des annonces publiques ne contenait pas beaucoup plus de matière à se réjouir.
Elle parcourut rapidement l'affiche du regard.
Encore une assemblée où chacun présente son point de vue mais dont rien ne ressort vraiment. Pff, certains vont même jusqu'à parler de gouvernement ! Et c'est affiché sur le bâtiment même du Conseil ! Le Conseil des Anciens ferait bien de se réveiller avant de voir une révolution sous ses fenêtres.
Son sourire narquois s'effaça à la lecture de l'intervention de la matis, remplacé peu à peu par la colère.
Mais qui est-elle donc pour venir ainsi nous faire la leçon ? Croit-elle donc que nous ne sommes pas conscients des dangers qui nous menacent et que comme à des enfants il faut nous pointer du doigt ce qui est devant notre nez et nous en faire l'explication détaillée ? Qui est-elle pour nous dire ce que nous devrions faire et pour nous désigner nos ennemis ?
Que l'on considère encore son peuple comme immature et qu'on l'infantilise l'avait toujours mise dans une colère noire, car bien souvent ce n'était que prétexte à les tenir en tutelle sous couvert de conseil ou d'aide.
Paera s'éloigna un peu du brouhaha du square où les réactions et les commentaires au texte de l'affiche devenaient de plus en plus mouvementés et bruyants, et alla s'asseoir sur un banc tout au bout du chemin de Hartley pour réfléchir un peu à ce qu'elle venait de lire. Son mécontentement finit par s'éteindre ne laissant qu'une amertume familière.
Aux kitins la Matis ! Sans doute croyait-elle bien faire mais l'arrogance naturelle de son peuple a pris le pas sur sa bonne volonté. Il est navrant qu'elle ait pris le tour de parole d'autres Trykers. De toute façon cela n'aurait pas changé grand chose. Entre ceux qui veulent reproduire le système de leur Alliance, ceux qui veulent se trouver des ennemis pour exister, ceux qui élaborent des traités, ceux qui veulent une milice, une armée, un conseil, un gouvernement, que sais-je encore peut-être des shalas de défense ou que les lacs gèlent en été, ce n'aura encore été qu'une agora. Rien de concret n'a été arrêté, ou alors nous, Trykers indépendants n'en savons rien, les choses paraissant se négocier entre guildes comme souvent. Et personne n'a posé les questions importantes. Qui sommes-nous, nous Trykers des Lacs et que voulons-nous être ?
Elle se leva lentement, sa jambe l'élançait d'être restée trop longtemps immobile. S'appuyant lourdement sur son bâton, elle prit le chemin de l'antenne locale de la rédaction de la Nouvelle Feuille d'Atys, composée en tout et pour tout de son bureau dans une petite pièce au premier niveau sous le lac d'une tour d'habitation, composant déjà la trame de son article.
(...)
Qui sommes-nous, nous Trykers ?
Cette question ne cessait de tourner et retourner dans sa tête. Elle avait depuis longtemps cessé de mâchouiller l'extrémité de sa plume d'Izam et repoussé son parchemin d'Yber. Décidément, elle n'arriverait pas à écrire cet article. Voilà plusieurs jours qu'elle clopinait en rond dans son bureau, passant de la vue sur la faune aquatique à sa table de travail et retour par son hamac. Et à chaque passage devant son bureau et devant l'article inachevé et les copies des débats de Crystabell, son regard se faisait plus noir. Elle s'arrêta devant sa fenêtre, et se laissa aller à observer passer les poissons multicolores dans les grandes algues rouges, sans réellement les voir. Ses doigts tambourinaient avec agacement sur la chitine transparente qui composait la vitre. Elle fit brusquement demi-tour et se rua sur sa chaise, saisit sa plume, une feuille de parchemin vierge et se mit à écrire furieusement, parsemant la surface unie de minuscules taches d'encre dans sa précipitation.
Lettre à Rhianwen des lacs
L'eau et le vent portent tes pas Rhianwen et mes salutations
Un Kincher malappris m'a empêchée de participer à l'entrevue de Crystabell.
Voici ce que j'aurais dit si j'avais pu m'y rendre :
Amis Trykers, j'ai bien écouté ce qui s'est dit à Crystabell. On a parlé d'alliance de guilde, on a parlé de défense contre un ennemi mal défini, on a évoqué la protection de nos lacs, on a même parlé de partager l'information, d'entraide, d'ambassade. J'ai entendu des Trykers parler au nom de leur guilde, au nom de leurs convictions. J'ai même entendu une Matis exilée nous dire contre quoi nous protéger.
Mais mon coeur saigne, car il est une chose que je n'ai pas entendue...
Qui sommes-nous, nous Trykers des lacs ?
Vous vous demandez qui je suis pour poser cette question. Je vous répondrai très simplement. Je suis une Tryker. Peu importent mes convictions personnelles, les liens qui m'unissent à une organisation, mes choix de vie ou mes goûts vertimentaires... Je suis une Tryker. A Yrkanis ou au plus profond de la Fosse aux épreuves, je suis une Tryker. Devant les exigences des Kamis ou de la Karavan, je suis une Tryker. Face à nos frères des tribus dissidentes, je suis une Tryker.
Je suis une Tryker. Je m'appelle Paera Ama Din Covee, d'un clan qui n'est plus. Certains d'entre vous me connaissent. Mes choix de vie sont ce qu'ils sont, parfois contestables, parfois peu compréhensibles, mais ce sont mes choix. Par contre il est une chose qui est incontestable, je suis une Tryker.
Or ce soir, je n'ai pas vu s'exprimer des Trykers. Oh, je sais que ces mots vont m'attirer les foudres de chacun, mais laissez moi poursuivre. Je n'ai pas vu s'exprimer de Trykers. Avant tout j'ai entendu parler des représentants de guilde, des partisans d'une faction ou d'une autre. Certes tous ont proposé un discours d'unification. Mais, amis Trykers, avant de parler d'union je crois intimement, au plus profond de moi, qu'il nous faut savoir qui nous sommes vraiment.
Je vous vois sourire... Risible n'est-ce pas ? Nous sommes, vous êtes des Trykers et cela suffit. Mais qu'est-ce être Tryker ? On a bien vu à Crystabell les uns et les autres discuter comme des marchands Fyros pour savoir si cette union devait être ouverte aux seuls Trykers, aux habitants des lacs, aux Trykers exilés, aux Trykers membres de guildes multi-raciales. C'est donc que la réponse n'est pas si évidente. Combien se définissent d'abord par leur appartenance à un groupe, par leurs convictions politiques ou religieuses, par leurs exploits ou faits d'armes avant de se présenter comme faisant partie du peuple Tryker ? Combien célèbrent encore le retour de la lumière après les années d'Exil au solstice d'hiver ? Combien honorent la mémoire de Loria et de ses compagnons ou même en connaissent l'existence autrement que par le lagon qui porte désormais son nom ?
J'ai moi aussi, comme mon père avant moi, rêvé d'une union des Trykers des lacs. Mon histoire personnelle m'a rendue plus qu'amère sur la réalité d'une telle utopie, mais je veux encore y croire. Certains d'entre vous m'ont encore fait rêver qu'une telle union peut exister. Mais elle ne se fera pas sur les guildes, organisations, alliances ou groupes existants. Pour que ceux-ci débattent, discutent et s'écharpent joyeusement, il existe le Conseil des Anciens devant lequel ils peuvent se faire représenter. Non, cette union ne pourra venir que de la conscience que les Trykers prendront d'eux-mêmes.
Par le passé, dans des circonstances dramatiques, Loria et ses compagnons ont su nous montrer que nous sommes un peuple et que nous pouvions être unis face à l'adversité. N'attendons pas le retour des jours sombres pour redécouvrir cette vérité, je crains qu'alors il ne sera trop tard.
C'est pourquoi je crois vraiment qu'avant de nous poser la question de savoir qui sont nos ennemis, car en dehors des kittins et de la goo, je ne vois pas quelle définition du mot ennemi ferait l'unanimité, qu'avant de nous proposer comme force politique il nous faut redécouvrir ce que nous sommes et construire ensemble ce que nous pourrons être.
Et pour cela, chaque Tryker doit pouvoir parler et s'exprimer comme un Tryker et non comme représentant ou membre d'une guilde. Il faut que les Trykers indépendants puissent aussi prendre la parole.
L'enjeu est beaucoup plus grand que celui d'une union de guildes. Des projets allant dans ce sens existent déjà. Des contre-projets aussi. Et des manoeuvres occultes encore plus.
Aujourd'hui il nous faut réapprendre, dans nos lacs, dans nos villes si récemment relevées de leurs cendres qui nous sommes et ce que nous sommes. Apprendre à nous connaître. Redécouvrir nos coutumes et notre histoire commune. Tisser des liens entre nous, entre tribus.
L'hiver approche, un premier pas pourrait être de célébrer ensemble la fin de l'Exode et le retour à la lumière. De nous rappeler les récits de nos grands-parents qui connurent la menace du Grand Essaim et de ne pas oublier qui sont nos véritables ennemis.
Après seulement nous pourrons construire des projets communs, qui n'impliqueraient pas seulement les intérêts des guildes mais aussi et surtout ceux de tous les Trykers. Après seulement nous pourrons réfléchir à comment porter notre parole auprès de nos Anciens. Après seulement...
La plume d'Izam se rompit sous l'écriture nerveuse, laissant une longue balafre d'encre sur le parchemin. Paera rejeta en arrière une mèche de cheveux, ajoutant quelques traces noires au masque tatoué sur son visage, symbole du deuil.
Est-ce que cela en vaut seulement la peine... soupira-t-elle.
Peuvent ils encore entendre quand les discours étrangers ou les promesses des kamis ou de la karavan les assourdissent et qu'ils ferment les yeux de peur de voir ? Il est tellement facile d'accepter les réponses que d'autres vous offrent. Vois comme ils ont accueilli le discours de Psychée. Rappelle-toi l'accueil que tu reçus quand tu disais cela tout haut sur les pontons d'Avendale. Il n'est de pire aveugle que celui qui craint de voir, de peur que la vue le blesse...
Elle se leva lourdement, soudain très lasse et reprit sa contemplation des mouvements des eaux du lac. Finalement, elle se décida, passa une capuche de fibre de palme et sortit sous la pluie battante, le parchemin à la main, endirection des différents endroits fréquentés par Rhianwen.
[hrp]ce qu'aurait dit ma Trykette si elle avait pu être présente et sa contribution au débat.
Juste posté ici pour amorcer la chose.
La suite sur le forum dédié.
Ps : l'article rendant compte de la réunion de Crystabell bientôt dans la Nouvelle feuille d'Atys
Paera
[/hrp]