[bg Chrys] Le Coeur-qui-parle
Posted: Mon Dec 06, 2004 10:55 am
Une autobiographie... Le genre était éculé, et pourtant Chrys décida de s'y essayer. Seule l'écriture pouvait la délivrer des souvenirs qui l'entravaient, telles de lourdes pierres aux poches du noyé.
***
"C'est ici".
Grivois et Flip se penchèrent un peu pour mieux apercevoir la petite plante qui rougeoyait sous un amas de feuilles. Je revois leur frimousses éclairées de cette joie d'un instant chère aux Trykers. Nous avions grimpé sur le flanc de la cascade pour accéder à un petit renflement sur un de ses bords, et nos doigts sentaient la terre mouillée. J'écartai délicatement quelques branchages et formai de mes mains une sorte de berceau. Jamais nous n'avions vu de pétales aussi éclatantes.
"La saison lui est sans doute propice. Regarde comme elle brille! On sent la Sève la gonfler"
"Pas touche! Tu va l'abîmer avec tes grosses paluches."
"Paluche toi-même! "
Les deux enfants se jetèrent l'un sur l'autre moitié rageant moitié riant, oubliant leur contemplation d'un instant. Mais je restais fascinée par la fleur qui semblait vivre sous mes yeux d'une autre vie, dodelinant doucement de la tête comme les algues poussées par le courant. Je me tournai mais Grivois avait disparu et la fine silhouette de Flip ne se profilait nulle part. Le vent qui jusque là était doux se mit à forcir, le Delta se préparait à l'une de ses grosses colères qui me faisait pleurer quelques années auparavant.
"N'ai jamais honte de tes larmes, petite.", disait alors mon grand-père. "Elles montrent que tu es libre, Atys les accueille et s'en rassasie. Les barrages n'ont jamais donné rien de bon et finissent toujours par s'écrouler." Et mon père de renchérir: "Pleure un bon coup, pisse un bon coup, l'eau rejoint l'eau et tu t'en sens mieux ensuite."
Il n'est pas dit que ces propos n'étaient pas empreints d'une légère ironie. Mais la sagesse de l'un et le sourire de l'autre me rassuraient ainsi.
Le vent s'arrêta un temps de grincer. J'entendis une voix qui prononçait des mots indistincts. Peut-être m'étais-je trompée, peut-être une simple brise se jouait de moi. Ou peut-être la cascade chantait-elle un air auquel j'étais inaccoutumée.
"Qui est là? Grivois, c'est toi? Arrêtez de me jouer des tours bande de mektoubs mal dégrossis! Montrez-vous!"
Il me fallut de longues minutes pour prendre conscience que la voix venait du sol, venait de mon minuscule trésor. J'y collai mon oreille, tout près. Les pétales rouges murmuraient une chanson aux paroles inconnues. Je m'adossai à un rocher avoisinant, oubliant l'heure et la colère du Delta et me mis à écouter. Quand la musique se tut je commençai à converser tranquillement avec cet inconnu végétal. Converser est un bien grand mot. J'étais seule à parler, mais quelquechose m'écoutait, je pouvais en jurer. Cette plante, découverte par mes soins, était ici pour moi, née sans doute de la même graine étoilée qui nous protégeait, à moins qu'un Kami farceur ne l'ai conçue pour son usage personnel et ne l'ai ensuite abandonnée là, pauvre jouet inutile et vivant grâce à moi d'une nouvelle vie. Il ne pouvait en exister qu'un seul exemplaire. Bien qu'étant enfant mes pérégrinations n'aient jamais dépassées le champ bien délimité du Delta et de la forêt alentour, pareille plante me semblait unique. Le Coeur-qui-parle ne semble appartenir à aucun lieu spécifique. Une croyance naïve me porte à penser qu'une partie de l'esprit de ma mère gisait là. Mais peu importe. Ce jour-là, seule la pluie battante me délogea et je rentrai en courant.
L'histoire fit le tour du village mais au lieu d'une reconnaissance bien méritée je recueillis des moqueries. Les plaisanteries pleuvaient à mon sujet, légères, oubliées le lendemain.
"-Je vous assure, le Coeur-qui-parle existe bien. Dis-leur Flip!
-Tu délires, je n'ai rien entendu."
Qu'est-ce que cela pouvait leur faire après tout. Atys me dédiait un bout de sa chair, il suffisait. Chaque jour j'allai rendre visite à mon amie, et nous échangions des bribes de nous-même. Lorsque je ne pouvais m'empêcher non seulement de pleurer, mais encore d'en avoir honte, c'est là que je venais me réfugier et raconter mes aventures enfantines, qui à l'époque étaient teintées de plus de gloire que bien des épopées d'aujourd'hui. Souvent la fleur rouge était muette. Mais une conviction inégalée et le chant de la cascade me persuadaient que je n'avais pas rêvé ce jour-là.
***
Un jour d'orage.
-Chrys, à quoi rêve-tu? Le moment est mal choisi. Dépêche-toi. Nous partons.
Le jour n'est pas encore levé et la forêt au loin est bordée d'un liseré rouge. Une épaisse fumée se dégage de cette fournaise. J'ôte mes sandales aux semelles usées par le sel, et baigne mes pieds dans la fraîcheur de la mer. Il n'est pas de plus belle heure pour elle que l'aube, lorsqu'elle ne fait encore aucun bruit et que sa surface n'est encore striée d'aucune ride. Apporte-moi le même calme et la même sérénité. Le soleil pointe son nez tout au bout de la ligne d'horizon. Deux feux se font face, l'un plus effrayant à mesure que les secondes passent, l'autre s'estompant déjà et laissant place à toutes les nuances de couleur qu'a toujours connu le Delta. L'astre monstrueux du ciel d'Atys me fixe comme à l'acoutumée. J'accroche mes sandales à mon sac par la lanière, et jette le tout dans la barque. Je ramasse les rames à terre. Un bond et je suis dans la coquille de noix. Nous n'avons réussi à sauver que cette antiquité et quelques harpons. Mais les Chasseurs de l'Ombre ont toujours su se contenter de peu. La côte s'éloigne et derrière elle l'incendie qui ravage déjà les maisons-nénuphars qui n'ont pas pu s'échapper. Qui l'a allumé, qui pouvait en vouloir à une petite tribu isolée qui n'avait jamais pris part à aucun des conflits qui faisaient rage? Peut-être avons-nous songé trop tard à quitter le Delta. Pourquoi s'attacher à une terre quand on peut parcourir toute la surface d'Atys?
Il ne doit plus rester grand chose non plus du sanctuaire de nos ancêtres, où reposent les os de mon grand-père. Je serre dans ma main la coquille de mon père, ce dernier vestige de ma famille. Toutes les réponses sur les circonstances de sa mort, lui que les lacs nous ont rendus quelques jours plus tôt, viennent de mourir avec mon village.
Des guérisseurs et quelques membres de la Karavan s'affairent au chevet des blessés, la plupart brûlés sévèrement. Nous sommes les derniers de la tribu du Delta. Je tourne le dos à la côte et là-bas, dans un coin de forêt rougissant, le Coeur-qui-parle n'est sans doute plus.
***
"C'est ici".
Grivois et Flip se penchèrent un peu pour mieux apercevoir la petite plante qui rougeoyait sous un amas de feuilles. Je revois leur frimousses éclairées de cette joie d'un instant chère aux Trykers. Nous avions grimpé sur le flanc de la cascade pour accéder à un petit renflement sur un de ses bords, et nos doigts sentaient la terre mouillée. J'écartai délicatement quelques branchages et formai de mes mains une sorte de berceau. Jamais nous n'avions vu de pétales aussi éclatantes.
"La saison lui est sans doute propice. Regarde comme elle brille! On sent la Sève la gonfler"
"Pas touche! Tu va l'abîmer avec tes grosses paluches."
"Paluche toi-même! "
Les deux enfants se jetèrent l'un sur l'autre moitié rageant moitié riant, oubliant leur contemplation d'un instant. Mais je restais fascinée par la fleur qui semblait vivre sous mes yeux d'une autre vie, dodelinant doucement de la tête comme les algues poussées par le courant. Je me tournai mais Grivois avait disparu et la fine silhouette de Flip ne se profilait nulle part. Le vent qui jusque là était doux se mit à forcir, le Delta se préparait à l'une de ses grosses colères qui me faisait pleurer quelques années auparavant.
"N'ai jamais honte de tes larmes, petite.", disait alors mon grand-père. "Elles montrent que tu es libre, Atys les accueille et s'en rassasie. Les barrages n'ont jamais donné rien de bon et finissent toujours par s'écrouler." Et mon père de renchérir: "Pleure un bon coup, pisse un bon coup, l'eau rejoint l'eau et tu t'en sens mieux ensuite."
Il n'est pas dit que ces propos n'étaient pas empreints d'une légère ironie. Mais la sagesse de l'un et le sourire de l'autre me rassuraient ainsi.
Le vent s'arrêta un temps de grincer. J'entendis une voix qui prononçait des mots indistincts. Peut-être m'étais-je trompée, peut-être une simple brise se jouait de moi. Ou peut-être la cascade chantait-elle un air auquel j'étais inaccoutumée.
"Qui est là? Grivois, c'est toi? Arrêtez de me jouer des tours bande de mektoubs mal dégrossis! Montrez-vous!"
Il me fallut de longues minutes pour prendre conscience que la voix venait du sol, venait de mon minuscule trésor. J'y collai mon oreille, tout près. Les pétales rouges murmuraient une chanson aux paroles inconnues. Je m'adossai à un rocher avoisinant, oubliant l'heure et la colère du Delta et me mis à écouter. Quand la musique se tut je commençai à converser tranquillement avec cet inconnu végétal. Converser est un bien grand mot. J'étais seule à parler, mais quelquechose m'écoutait, je pouvais en jurer. Cette plante, découverte par mes soins, était ici pour moi, née sans doute de la même graine étoilée qui nous protégeait, à moins qu'un Kami farceur ne l'ai conçue pour son usage personnel et ne l'ai ensuite abandonnée là, pauvre jouet inutile et vivant grâce à moi d'une nouvelle vie. Il ne pouvait en exister qu'un seul exemplaire. Bien qu'étant enfant mes pérégrinations n'aient jamais dépassées le champ bien délimité du Delta et de la forêt alentour, pareille plante me semblait unique. Le Coeur-qui-parle ne semble appartenir à aucun lieu spécifique. Une croyance naïve me porte à penser qu'une partie de l'esprit de ma mère gisait là. Mais peu importe. Ce jour-là, seule la pluie battante me délogea et je rentrai en courant.
L'histoire fit le tour du village mais au lieu d'une reconnaissance bien méritée je recueillis des moqueries. Les plaisanteries pleuvaient à mon sujet, légères, oubliées le lendemain.
"-Je vous assure, le Coeur-qui-parle existe bien. Dis-leur Flip!
-Tu délires, je n'ai rien entendu."
Qu'est-ce que cela pouvait leur faire après tout. Atys me dédiait un bout de sa chair, il suffisait. Chaque jour j'allai rendre visite à mon amie, et nous échangions des bribes de nous-même. Lorsque je ne pouvais m'empêcher non seulement de pleurer, mais encore d'en avoir honte, c'est là que je venais me réfugier et raconter mes aventures enfantines, qui à l'époque étaient teintées de plus de gloire que bien des épopées d'aujourd'hui. Souvent la fleur rouge était muette. Mais une conviction inégalée et le chant de la cascade me persuadaient que je n'avais pas rêvé ce jour-là.
***
Un jour d'orage.
-Chrys, à quoi rêve-tu? Le moment est mal choisi. Dépêche-toi. Nous partons.
Le jour n'est pas encore levé et la forêt au loin est bordée d'un liseré rouge. Une épaisse fumée se dégage de cette fournaise. J'ôte mes sandales aux semelles usées par le sel, et baigne mes pieds dans la fraîcheur de la mer. Il n'est pas de plus belle heure pour elle que l'aube, lorsqu'elle ne fait encore aucun bruit et que sa surface n'est encore striée d'aucune ride. Apporte-moi le même calme et la même sérénité. Le soleil pointe son nez tout au bout de la ligne d'horizon. Deux feux se font face, l'un plus effrayant à mesure que les secondes passent, l'autre s'estompant déjà et laissant place à toutes les nuances de couleur qu'a toujours connu le Delta. L'astre monstrueux du ciel d'Atys me fixe comme à l'acoutumée. J'accroche mes sandales à mon sac par la lanière, et jette le tout dans la barque. Je ramasse les rames à terre. Un bond et je suis dans la coquille de noix. Nous n'avons réussi à sauver que cette antiquité et quelques harpons. Mais les Chasseurs de l'Ombre ont toujours su se contenter de peu. La côte s'éloigne et derrière elle l'incendie qui ravage déjà les maisons-nénuphars qui n'ont pas pu s'échapper. Qui l'a allumé, qui pouvait en vouloir à une petite tribu isolée qui n'avait jamais pris part à aucun des conflits qui faisaient rage? Peut-être avons-nous songé trop tard à quitter le Delta. Pourquoi s'attacher à une terre quand on peut parcourir toute la surface d'Atys?
Il ne doit plus rester grand chose non plus du sanctuaire de nos ancêtres, où reposent les os de mon grand-père. Je serre dans ma main la coquille de mon père, ce dernier vestige de ma famille. Toutes les réponses sur les circonstances de sa mort, lui que les lacs nous ont rendus quelques jours plus tôt, viennent de mourir avec mon village.
Des guérisseurs et quelques membres de la Karavan s'affairent au chevet des blessés, la plupart brûlés sévèrement. Nous sommes les derniers de la tribu du Delta. Je tourne le dos à la côte et là-bas, dans un coin de forêt rougissant, le Coeur-qui-parle n'est sans doute plus.