Le Rocher de Sisyphe
Posted: Mon Mar 28, 2005 7:01 am
Nous sommes plusieurs dans cette communauté de joueurs à être venus en ce lieu pour interpréter un personnage et "jouer un rôle" dans un "monde vivant (qui) possède un écosystème riche et diversifié où la flore et la faune interagissent directement sur un environnement en mutation constante (et où) rien n'est permanent." (source : site officiel). Nos personnages, nous les avons créés en pensant sincèrement (naïvement ?) que nos peuples étaient en danger, que nous avions le devoir de contribuer à le défendre, et que "l'histoire d'Atys était à l'aube d'une nouvelle ère", faite de combats contre la Goo, contre les Kitins, contre l'oubli de notre passé.
Or, une nouvelle ère ne se décrète pas, et pour gagner une guerre, il faut pouvoir gagner des batailles, en un mot : progresser. Depuis que mon personnage, Thanys, est arrivé sur le continent, poussé d'abord par ses parents restés sur les Anciennes Terres à rejoindre les camps de regroupement, puis par les sages de la Karavan qui lui ont dit "homin, on a besoin de toi, quitte cette île des noobs où les crafts ne dépassent pas la q20 et va faire de la q200 dans le Marais Supérieur", près de quarante années se sont écoulées. Je ne connais pas la longévité des homins (chose déja incroyable), mais en supposant qu'elle soit identique à celle des humains, mon personnage doit aller à présent vers son cinquantième anniversaire... Qu'a-t-il fait ? Qu'a-t-il construit ? Etonnamment, là où certains membres de son peuple ont pu, dans le Sanctuaire des Primes Racines, apprendre en deux ans la totalité des compétences spécifiques des autres peuples et établir une langue commune, mon personnage n'a en plus de trente ans réussi qu'à vivre une vie de petit boutiquier bien installé, améliorant petit à petit, sans autre effort que d'avoir à se souvenir sur quelle macro appuyer, ses compétences en forage et en diverses formes d'exercices martiaux.
Bref, j'ai beau vérifier chaque soir, le ragus que j'ai abattu il y a 6 mois à 100m des portes d'Yrkanis est toujours là, comme le "spot à kipees vigoureux" près du village de la Graine Verte, et bien sûr, comme le troupeau de bodocs allaitants qui paît paisiblement de l'autre côté des barrières de la ville et qui, depuis le temps qu'il se fait exterminer par tous ces étudiants en magie que les "entraîneurs" entraînent, aurait déja dû provoquer des douzaines de fois l'extinction de la population matis pour cause de famine...
En trente ou quarante ans (ma montre est arrêtée), et en un mot comme en cent, les actions de mon personnage n'ont pas modifié d'un iota les conditions d'évolution de mon petit peuple survivant du Grand Essaim. Lors de la dernière "invasion kitin", je n'étais d'ailleurs plus surpris de voir nos "ennemis mortels" s'enfuir à l'heure de la débauche, exactement comme, des années plus tôt, s'étaient évanouies ces immondes créatures apparues comme par enchantement aux portes de nos villes quelques heures plus tôt. Le temps d'un "event", qui n'a absolument rien changé à l'existence de mon personnage, à part peut-être que pendant un instant, les PNJ ne lui étaient plus accessibles...
Pourtant, nous ne sommes pas restés inactifs. Depuis quarante ans, nos personnages s'escriment pour rappeler aux leurs les dangers qu'ils courent, qu'Atys tout entière court si les Kitins ne sont pas arrêtés, repoussés, éradiqués ; pour leur rappeler la fidélité qu'ils doivent à leur Roi, lequel aux dernières nouvelles a toujours piscine, et à leur Déesse, dont les serviteurs zélés continuent imperturbablement à accorder leurs avantages à ceux-là même qui violent délibérément la Loi divine (téléportation dans les Primes Racines, missions pour les Kamis... et j'en passe). Lorsque, dans le secret de son appartement (où, allez savoir pourquoi, il vit seul), mon personnage fait le point sur sa vie, il se demande parfois si celle-ci a un sens : après tout, le joueur que je suis n'aurait jamais l'idée d'adorer un distributeur automatique de billets de banque, alors pourquoi adorer des distributeurs de tickets de tp ?
Alors, alors que mon cinquantième anniversaire approche, et qu'une pensée émue m'étreint à la seule imagination de mes pauvres enfants qui j'aurai peut-être le temps d'engendrer avant que la décrépitude du grand âge ne me fasse passer dans l'Au-delà du patch 8, je me prends à me demander si par "monde persistant", le Grand Gourou de Bastille ne m'a pas vendu, finalement, un "monde permanent"... Un monde où, quoique je fasse, l'univers doit rester le même, où passé 6h10 du matin le sol se vide en attendant le prochain down, où des ahuris défenseurs d'une Nature immuable pestent contre des imbéciles adorateurs d'un néant technologique sous prétexte d'une "sur-exploitation" qui n'existe que dans leurs délires, et où, bien entendu, il leur est répondu qu'eux-mêmes sont "possédés", sans doute par le démon du jeu, faut bien qu'on s'occupe...
On me répondra, bien sûr, que je suis impatient, qu'il faut patienter, que tout ça - et bien d'autres choses encore - sont "prévues", "à l'étude", "en cours", etc, et qu'après tout, je peux toujours envoyer Thanys se balader le nez en l'air admirer les magnifiques paysages d'Atys. Tout cela est effectivement bel et bon. Seulement, en attendant de pouvoir aller "m'éclater" à gagner des duels contre mes petits camarades de jeu pour la possession de quelques avantages de guilde sur le tout petit nombre d'avant-postes prévus (sur 150) qui vont m'amuser un temps, j'aimerais, s'il vous plaît, que vous vous penchiez sur cette question simple : comment, concrètement, et sur le long terme, faire en sorte que la présence ou non des joueurs, leurs actions ou leur inaction, leurs compétences ou leur incompétence, rende la vie de leur "communauté" plus simple ou plus difficile. Autrement dit, comme apporter, dans ce jeu par bien des côtés prometteur, ce "petit plus" qui fasse que j'abandonne la 734e quête de mon Nain lvl 39 pour me dire "ce soir, il faut absolument que je passe sur Aniro, le monde a besoin - même rien qu'un peu - de mon perso".
L'Antiquité, sur cette question, enseignait le mythe de Sisyphe, qui poussait son rocher, imperturbablement, de la base au sommet d'une colline. Parvenu au sommet, le rocher dégringolait de l'autre côté, et tout était à recommencer. L'histoire ne dit jamais dans quel état d'esprit était ce pauvre Sisyphe, ni si son level 250 en poussage de rocher le consolait suffisamment pour qu'il aille de bon coeur de l'autre côté de la colline, chercher sa pierre. Ce qu'elle ne dit pas non plus, c'est à quoi pouvait bien servir cette pierre. Je serais d'avis d'imaginer qu'en haut de cette colline, un paquet de joueurs l'attendent, les fondations déja creusées, pour la poser sur d'autres, et bâtir un jeu de rôle, dans un monde... persistant.
Or, une nouvelle ère ne se décrète pas, et pour gagner une guerre, il faut pouvoir gagner des batailles, en un mot : progresser. Depuis que mon personnage, Thanys, est arrivé sur le continent, poussé d'abord par ses parents restés sur les Anciennes Terres à rejoindre les camps de regroupement, puis par les sages de la Karavan qui lui ont dit "homin, on a besoin de toi, quitte cette île des noobs où les crafts ne dépassent pas la q20 et va faire de la q200 dans le Marais Supérieur", près de quarante années se sont écoulées. Je ne connais pas la longévité des homins (chose déja incroyable), mais en supposant qu'elle soit identique à celle des humains, mon personnage doit aller à présent vers son cinquantième anniversaire... Qu'a-t-il fait ? Qu'a-t-il construit ? Etonnamment, là où certains membres de son peuple ont pu, dans le Sanctuaire des Primes Racines, apprendre en deux ans la totalité des compétences spécifiques des autres peuples et établir une langue commune, mon personnage n'a en plus de trente ans réussi qu'à vivre une vie de petit boutiquier bien installé, améliorant petit à petit, sans autre effort que d'avoir à se souvenir sur quelle macro appuyer, ses compétences en forage et en diverses formes d'exercices martiaux.
Bref, j'ai beau vérifier chaque soir, le ragus que j'ai abattu il y a 6 mois à 100m des portes d'Yrkanis est toujours là, comme le "spot à kipees vigoureux" près du village de la Graine Verte, et bien sûr, comme le troupeau de bodocs allaitants qui paît paisiblement de l'autre côté des barrières de la ville et qui, depuis le temps qu'il se fait exterminer par tous ces étudiants en magie que les "entraîneurs" entraînent, aurait déja dû provoquer des douzaines de fois l'extinction de la population matis pour cause de famine...
En trente ou quarante ans (ma montre est arrêtée), et en un mot comme en cent, les actions de mon personnage n'ont pas modifié d'un iota les conditions d'évolution de mon petit peuple survivant du Grand Essaim. Lors de la dernière "invasion kitin", je n'étais d'ailleurs plus surpris de voir nos "ennemis mortels" s'enfuir à l'heure de la débauche, exactement comme, des années plus tôt, s'étaient évanouies ces immondes créatures apparues comme par enchantement aux portes de nos villes quelques heures plus tôt. Le temps d'un "event", qui n'a absolument rien changé à l'existence de mon personnage, à part peut-être que pendant un instant, les PNJ ne lui étaient plus accessibles...
Pourtant, nous ne sommes pas restés inactifs. Depuis quarante ans, nos personnages s'escriment pour rappeler aux leurs les dangers qu'ils courent, qu'Atys tout entière court si les Kitins ne sont pas arrêtés, repoussés, éradiqués ; pour leur rappeler la fidélité qu'ils doivent à leur Roi, lequel aux dernières nouvelles a toujours piscine, et à leur Déesse, dont les serviteurs zélés continuent imperturbablement à accorder leurs avantages à ceux-là même qui violent délibérément la Loi divine (téléportation dans les Primes Racines, missions pour les Kamis... et j'en passe). Lorsque, dans le secret de son appartement (où, allez savoir pourquoi, il vit seul), mon personnage fait le point sur sa vie, il se demande parfois si celle-ci a un sens : après tout, le joueur que je suis n'aurait jamais l'idée d'adorer un distributeur automatique de billets de banque, alors pourquoi adorer des distributeurs de tickets de tp ?
Alors, alors que mon cinquantième anniversaire approche, et qu'une pensée émue m'étreint à la seule imagination de mes pauvres enfants qui j'aurai peut-être le temps d'engendrer avant que la décrépitude du grand âge ne me fasse passer dans l'Au-delà du patch 8, je me prends à me demander si par "monde persistant", le Grand Gourou de Bastille ne m'a pas vendu, finalement, un "monde permanent"... Un monde où, quoique je fasse, l'univers doit rester le même, où passé 6h10 du matin le sol se vide en attendant le prochain down, où des ahuris défenseurs d'une Nature immuable pestent contre des imbéciles adorateurs d'un néant technologique sous prétexte d'une "sur-exploitation" qui n'existe que dans leurs délires, et où, bien entendu, il leur est répondu qu'eux-mêmes sont "possédés", sans doute par le démon du jeu, faut bien qu'on s'occupe...
On me répondra, bien sûr, que je suis impatient, qu'il faut patienter, que tout ça - et bien d'autres choses encore - sont "prévues", "à l'étude", "en cours", etc, et qu'après tout, je peux toujours envoyer Thanys se balader le nez en l'air admirer les magnifiques paysages d'Atys. Tout cela est effectivement bel et bon. Seulement, en attendant de pouvoir aller "m'éclater" à gagner des duels contre mes petits camarades de jeu pour la possession de quelques avantages de guilde sur le tout petit nombre d'avant-postes prévus (sur 150) qui vont m'amuser un temps, j'aimerais, s'il vous plaît, que vous vous penchiez sur cette question simple : comment, concrètement, et sur le long terme, faire en sorte que la présence ou non des joueurs, leurs actions ou leur inaction, leurs compétences ou leur incompétence, rende la vie de leur "communauté" plus simple ou plus difficile. Autrement dit, comme apporter, dans ce jeu par bien des côtés prometteur, ce "petit plus" qui fasse que j'abandonne la 734e quête de mon Nain lvl 39 pour me dire "ce soir, il faut absolument que je passe sur Aniro, le monde a besoin - même rien qu'un peu - de mon perso".
L'Antiquité, sur cette question, enseignait le mythe de Sisyphe, qui poussait son rocher, imperturbablement, de la base au sommet d'une colline. Parvenu au sommet, le rocher dégringolait de l'autre côté, et tout était à recommencer. L'histoire ne dit jamais dans quel état d'esprit était ce pauvre Sisyphe, ni si son level 250 en poussage de rocher le consolait suffisamment pour qu'il aille de bon coeur de l'autre côté de la colline, chercher sa pierre. Ce qu'elle ne dit pas non plus, c'est à quoi pouvait bien servir cette pierre. Je serais d'avis d'imaginer qu'en haut de cette colline, un paquet de joueurs l'attendent, les fondations déja creusées, pour la poser sur d'autres, et bâtir un jeu de rôle, dans un monde... persistant.